Entre voisins ... [Young-Ae]

Les bijoux indiscrets de Madame Lee... Juka était passé devant cette boutique en allant rejoindre la sienne, et avait été interpellé par l'écriteau. Premièrement, une femme tenant une boutique à côté de son petit marché aux esclaves... Deuxièmement... Une histoire de bijoux, dans son quartier. Il ne s'était pas attardé sur le type de bijoux, mais il faut dire que ça l'inquiétait un peu, n'ayant pas eu le temps de voir. Et si jamais on venait lui faire de la conccurence à côté de son propre commerce ?! Ca n'irait certainement pas. Alors ce soir, Juka avait travaillé l'esprit contrarié. Il avait laissé Yoshito s'occuper du dressage d'un nouvel arrivé, préférant s'enfermer dans le bureau pour gérer les comptes et les demandes particulières de certain clients. Quelques cages à installer, des réparations à faire chez des particuliers, rien de bien passionnant. Le vampire attendait donc avec impatience l'heure de quitter le travail, pour venir passer la porte de cette nouvelle arrivée...

La nuit était bien avancée maintenant, il quitta le bureau vers 2 heures du matin, et se dit qu'il était sûrement inutile d'espérer voir le magasin ouvert, et pourtant, il l'était. La dame devait donc être vampire, comme les trois quart des gens d'Ake no Roji... Eh bien... C'était le moment de savoir, alors le blond passa la porte, cherchant du regard celle qui avait occupé son esprit toute la nuit, et découvrant que l'intérieur des lieux ne cachait rien, il s'agissait effectivement de bijoux, pas de concurence donc ! Tant mieux...

Allongée sur son lit, un magazine entre les mains, Young-ae remplissait un questionnaire intitulé "Quel type de femme mariée êtes-vous ?" pour passer le temps.

La télé était allumée. Les pubs laissant place à son émission, une série mélodramatique dans laquelle l'héroïne perdait la vue après un accident de voiture et se résignait à se séparer de l'homme qu'elle aimait pour ne pas être un fardeau, Young-ae referma le magazine. Un nouvel épisode commençait. Elle le regarda attentivement, les larmes aux yeux. L'héroïne proclamait qu'elle envisageait de se suicider et pleurait durant un interminable monologue. Le médecin venait de lui annoncer que la perte de la vue n'était pas le pire. Il avait découvert qu'elle avait un cancer et qu'elle allait bientôt mourir.

Young-ae fondit en larme.

Mais va retrouver ton petit ami, vivez les derniers instants de bonheur qu'il vous reste et tu pourras mourir en paix !!

Soudain, la cloche de la porte d'entrée se fit entendre : un client entrait. Young-ae quitta à regret son poste de télévision et passa de l'arrière boutique à son magasin, en trainant des pieds, se tordant le cou pour voir le poste de télévision le plus longtemps possible.

Encore un homme ! Décidément, aucune femme n'achetait de bijoux dans cette ville ! Tant mieux, il était plus facile de vendre de la camelote à des hommes qu'à des femmes averties. Mais celui-ci ne donnait pas l'impression de venir pour acheter quelque chose, mais plus par curiosité pour cette nouvelle venue.

- Bonsoir, bienvenue ! Je suis Lee Young-ae et je viens de m'installer en ville. Puis-je vous renseigner ?

Il fallait bien avouer qu'à Ake no Roji, les femmes se faisaient discrètes. Nul ne savait pourquoi, peut être simplement parce que cette ville était faite d'hommes, de gays pour la plupart, et en plus, dominée par des vampires qui ne transformaient que des gamins, tous plus androgynes les uns que les autres, alors forcément, on finissait par s'habituer à l'absence de véritable féminité, et pourtant elle était apparue là, à côté de la boutique d'esclave de notre cher Juka ...

" Je sais bien que vous venez de vous installer, c'est bien ce qui m'amène ici... "

Qu'aurait-il bien pu faire dans une boutique de bijoux autrement ? Enfin... sans mentir, Juka appréciait les belles choses, et d'ailleurs son regard s'attardait sur certains des objets exposés dans cette pièce. Il n'avait pas l'oeil disposé à évaluer de la qualité des produits, mais s'en moquait pas mal, tant qu'il y avait un minimum d'esthétique dans la chose... Tandis que son regard curieux détaillait une bague, il finit tout de même par se présenter.

" Je suis votre voisin, en fait. "

Il reposa l'objet pour se tourner vers la femme, et s'incliner brièvement.

" Juka, propriétaire de la boutique d'esclaves, à droite de votre humble bijouterie ? "

Si l'on pouvait appeler cette échoppe ainsi ...

Quel salaud !! Qu'est-ce qu'il veut dire par son interrogation ? "Humble bijouterie ?", je t'en foutrais des humbles bijouteries moi !!

Ce Juka se donnait bien des grands airs pour venir se présenter, examinant la boutique comme pour juger de la valeur de la commerçante. Elle fulminait de rage, d'autant plus qu'il paraissait avoir 15 ans de moins qu'elle, il lui devait le respect quand même ! Si elle n'était pas une créature de la nuit, elle se serait bien enfilée deux ou trois verre de soju pour accuser le coup.

- La boutique d'esclaves... Comme c'est charmant à vous de venir vous présenter ! Donc, vous vendez des gens ? C'est pas banal ça, je suppose qu'il faut avoir une vocation et une motivation très solide pour faire ce métier ! Ce ne doit pas être à la portée de n'importe quelle personne un tantinet soi peu saine d'esprit ! Il faudra que je vienne voir cela ! Mais dites-moi, vous disiez que c'est ma présence qui vous amènait ici, puis-je savoir le motif de votre visite de courtoisie ?

Elle y avait été un peu fort et regretta de suite ces propos moqueurs, d'autant plus que Juka n'avait pas l'air très commode. Arrivée il y a moins de trois semaines dans cette ville, elle commençait à peine à en comprendre le fonctionnement et les pratiques pour le moins atypiques, entre les hosts, les marchands d'esclaves, les chasseurs de prime... En un mot, elle débarquait de sa campagne.

Un peu hautain ? Oui Juka l'était sans doutes avec les gens qu'il ne connaissait pas et qu'il lui fallait évaluer. Ce n'était pas sa faute, quand on a été vendu par ses parents à huit ans comme esclave à des monstres, on se forge tout seul et pas forcément de la meilleure façon qui soit. Juka eut cependant un léger sourire en voyant la vampire répliquer d'un ton moqueur à ce qu'il lui avait annoncé.

" Je ne suis probablement pas l'homme le plus sain d'esprit de ce quartier, mais j'ai au moins la politesse de venir me présenter lorsque des nouveaux viennent s'installer. Je suis venu ici dans cet unique but, de courtoisie, justement. "

Son regard s'assombrit quelque peu alors qu'il dévisageait cette femme... Elle semblait plus vieille, quel homme pouvait donc désirer offrir le don ténébreux à une femme ayant passé l'âge de beauté ? C'était cruel de la condamner à passer l'éternité avec un visage pareil. Du moins, du point de vue de Juka.

" Enfin, peut être que dans votre pays de sauvages, on ne connait pas la politesse, ce qui expliquerait pourquoi vous n'avez pas compris. "

Il fit demi tour, finalement, reprenant le chemin de la porte lorsqu'un objet attira particulièrement son attention. Une bague identique à l'une des siennes... et pourtant, la sienne avait plus de cent ans déjà, l'autre semblait...

" Vous les faîtes vous même ? "

Young-ae trouvait finalement cet homme assez intéressant. Avec ses remarques cinglantes on se demandait bien comment il avait pu venir, de lui-même, faire une visite de courtoisie à une commerçante nouvellement arrivée dans le quartier. Mais la façon dont il la dévisageait, elle avait l'impression qu'il recherchait les ravages du temps sur son visage, et ça, ce n'était pas pour lui plaire. Mais peut-être allait-il finalement comprendre qu'on ne parle pas ainsi à ses ainés !

Après une remarque franchement impolie, il lui tourna le dos et s'apprêta à sortir. Il ne manquait vraiment pas de culot. Mais il finit pas s'intéresser à une bague et lui posa une question.

Young-ae se rapprocha de lui, mais resta à une distance suffisamment respectueuse pour rester en sécurité. Il lui inspirait tellement de défiance qu'elle ne voulait pas se retrouver à portée de bras.

- J'achète certains bijoux chez des fournisseurs ou des antiquaires. Il y a des modèles très récents et d'autres très anciens. J'en fabrique moi-même quelques uns, mais ma passion, c'est de modifier des bijoux existants.

Elle entendait par là, pour 80 % des cas, faire des contrefaçons, remplacer des matériaux nobles par du toc, mais elle allait bien se garder de le dire. Car les bijoux qu'elles modifiait dans un but artistique, bien souvent elle les gardait pour elle et ne vendait que ceux qui lui semblaient ratés.

- Une bague vous intéresse ? En tant que commerçants, il faut se serrer les coudes, je vous fais une ristourne !

Juka n'était pas particulièrement réputé pour son tact ou ses bonnes relations avec les gens. En tant que dresseur et marchand d'esclave, il avait plutôt la réputation d'être un bourreau sans coeur et sans âme, dépourvu de toute finesse, cruel et méchant. On le voyait comme un homme froid, incapable de sourire ou de dire une parole aimable, pourtant, Juka n'était pas un monstre, il avait simplement des difficultés à se montrer agréable dès les premiers instants. Constamment sur ses gardes, il avait appris à se méfier de tout le monde et a établir une distance assez grande avec chaque homme ou femme qui commençait à le cotoyer, ce qui ne lui faisait pas oublier la politesse pour autant, car même s'il avait grandi comme un esclave, il avait eu un minimum d'éducation.

Comme son regard avait été attiré par une bague semblable à l'une des siennes, il s'était un peu radoucit, observant l'objet avec curiosité pendant que la propriétaire lui racontait comment elle se l'était probablement procuré.

" Je me disais bien que vous sembliez trop jeune pour venir de mon époque. "

Peut être qu'elle verrait qu'il ne critiquait pas trop son âge de cette façon, lui même étant beaucoup plus âgé même si son visage ne le trahissait pas. Alors que celui de la femme...

" Hum non, aucun de vos bricolages de m'attire vraiment, mais je me demandais si vous seriez capable de réparer un objet ancien et précieux ? Seulement, pas le modifier, le réparer. "

Il la regarda attentivement. En tant que commerçant, il savait reconnaitre les escrots et ne les blâmait pas particulièrement, seulement ce n'était pas ce dont il avait besoin...

Toute la théorie du respect du à ses ainés tomba lorsque Young-ae entendit Juka évoquer "son époque". Elle ne s'était pas posé la question, mais elle avait désormais la confirmation qu'il était un vampire. En y regardant de plus près, il dégageait effectivement une aura particulière, qu'elle avait pris pour une attitude hautaine.

Piquée de curiosité, Young-ae prit la parole d'un ton peu assuré.

- Je suis moi-même un vampire, depuis presque deux ans, mais je n'ai pas eu beaucoup d'occasions d'en fréquenter. Alors j'ai continué à vivre, jusqu'il y a peu, la même vie que celle que je menais lorsque j'étais humaine. Donc oui, je suis capable de réparer des objets anciens et précieux. Mais s'ils sont trop abîmés, la seule solution est de fabriquer de toute pièce des contrefaçons.

Elle marqua une légère pause avant d'ajouter, un avançant d'un pas :

- C'est un bijou qui vient de votre époque ? Quel âge avez-vous ?

Avec un peu de chance, cet homme était bavard et pourrait alimenter son imagination en lui racontant des détails de sa vie. Elle pourrait ensuite peut-être, suivant l'intérêt de la chose, se livrer à des commérages dans le quartier !

Effectivement, dans la situation présente, l'ainé n'était pas la femme, fusse-t-elle transformée à la quarantaine. Juka n'avait peut être que l'apparence d'un homme de vingt-huit ans, sa vampirisation remontait bien plus ... Même s'il n'en gardait pas particulièrement de bons souvenirs. La jeune femme -par rapport à Juka- sembla prendre l'opportunité de cette révélation pour parler d'elle même, alors il l'écouta avec attention.

Ainsi cela ne faisait que deux années, et elle n'avait pas vraiment fréquenté les siens ? Juka haussa légèrement un sourcil, intrigué. Son créateur ne l'avait donc pas formée ? Elle était seule depuis tout ce temps ? Etrange... bien que cela puisse être pour lui l'opportunité d'avoir quelqu'un à qui ... Non, il avait déjà assez de travail comme ça !

" Où est votre créateur ? Pourquoi as-ton fait de vous l'une des nôtres ? "

Habituellement, on était choisi selon des critères de beauté et quelques fois par amour ou même comme punition... Juka se demandait donc qui elle pouvait être vraiment, et ce qui l'avait menée jusqu'ici.

" Je dépasse légèrement les cent cinquante ans. Et le bijou en question aussi... J'y tiens beaucoup, j'espérais ne pas avoir à le refaire, quitte à le garder dans son état actuel. "

Il ne fallait pas rêver, elle ne connaîtrait pas son histoire aussi facilement, très peu de gens pouvaient prétendre savoir ce qu'avait été Juka dans sa vie mortelle ...

Ainsi, Juka avait plus de trois fois son âge ! Elle qui se sentait vieille, il n’y avait pas de quoi s’inquiéter au final. Elle réalisa qu’elle ne s’était jamais posée de question sur son don d’immortalité. Elle aussi pourrait bien atteindre un jour les 150 ans. Elle soupira intérieurement : à quoi bon vivre aussi longtemps ? Elle supposait qu’au bout d’un moment, l’ennui rongeait l’immortel, et celui-ci devait finir par devenir complètement fou ou par se suicider.

Elle désigna à Juka une boite à outil, posée au sol à côté du comptoir. Les différents instruments lui servaient à fabriquer des contrefaçons et à modifier des bijoux.

- Apportez-moi votre précieux objet, je verrai ce que je peux faire.

Juka lui posa une question sur son créateur et semblait à la fois surpris et intéressé par son histoire. Elle ne l’imaginait pas pouvoir être piqué de curiosité pour la vie d’une personne insignifiante pour lui. Peut-être avaient-ils là un point en commun, Young-ae adorant écouter n’importe quelle anecdote de la vie des gens, quels qu’ils soient.

- Où est-mon créateur ? J’aimerais bien le savoir ! Si je retrouve ce salop, il va m’entendre ! Je l’ai rencontré un soir dans une boîte de nuit, au tout début de l’année dernière. Je ne sais plus si c’est lui qui jouait les don Juan ou si c’est moi qui l’ai séduit, toujours est-il que lorsque je me suis réveillée le lendemain… j’étais différente. Mais lui n’était plus là. Je ne sais pas pourquoi il m’a transformé, ni pourquoi il m’a abandonné.

Elle en avait bien une idée : ses prouesses sexuelles y étaient peut-être pour quelque chose ! Et s’il l’avait quittée précipitamment, c’était incontestablement parce qu’à la lumière du jour elle faisait bien son âge, alors que dans l’atmosphère tamisée d’une boîte de nuit, avec un maquillage approprié, elle paraissait 15 ans plus jeune. Mais tout cela, elle se garda bien de l’avouer à Juka, qui semblait l’écouter attentivement. Elle poursuivit :

- Il m’a laissée un mot, dans lequel il disait que j’aurais sans doute l’opportunité de le rencontrer dans cette ville si je le souhaitais. Non seulement il m’a transformée sans me demander mon avis, mais en plus il m’a dérobé un bijou très précieux. Malheureusement, je ne me rappelle plus vraiment son visage…

J’étais tellement bourrée en même temps, ajouta-t-elle pour elle-même.

- …Mais je pourrais reconnaître son regard en un instant, et s’il a l’audace de porter le bracelet qu’il m’a volé, je le reconnaitrai instantanément !

Elle dit cela en levant son poing serré, d’une voix ferme qui contenait difficilement sa colère. Elle reprit son calme après un court silence et lança un sourire à Juka

- J’ai tout d’abord continué à vivre comme quand j’étais humaine. Mais il y a quelques mois, j’ai commencé à ressentir une sorte de profonde lassitude, une fatigue constante qui ankylosait tous mes membres, me faisait me sentir étrangère dans ma propre vie. Alors j’ai décidé de venir ici. Ce n’est que depuis que je suis dans cette ville que j’ai eu l’occasion de rencontrer d’autres vampires. D’où je viens, ils se font discrets. Je n’ai pas reçu de manuel du parfait vampire, personne ne m’a ouvert les portes de la connaissance sur cette condition, et je dois dire que je n’ai pas été initié à toutes les subtilités liées à notre race. Mais depuis que je suis ici, la lassitude que j’évoquais à totalement disparue ! Je me sens plus vivante que jamais, prête à relever de nouveaux défis et à faire passer un sale quart d’heure à celui qui s’est servi de moi avant de me jeter comme du linge sale. D’ailleurs, si je le retrouve, je vous l’offre volontiers comme esclave après l’avoir réduit à l’impuissance pour le restant de ses jours !

Elle se tut, se demandant s’il était possible de castrer un vampire, puis se mit à rire bruyamment, en espérant que Juka comprendrait son sens de l’humour.

Il est vrai que les années s'écoulant, il n'était pas rare que les immortels finissent par se donner la mort par lassitude et ennui. Pourtant certain vivaient cela très bien, suivant de près les évolutions de l'humanité, les différentes découvertes et progrès... d'autres s'enterraient pendant quelques décennies, pour se relever et avoir de nouvelles choses à apprendre, et se redonner goût à l'existence, puisqu'on ne pouvait plus appeler ça de la "vie" mais bien une sorte de "non-mort". Juka lui, venait tout juste de commencer à découvrir qu'il n'avait pas à se priver de fréquenter des gens en dehors du travail, et de prendre du bon temps, lui qui n'avait toujours vécu que pour satisfaire ses maîtres, étant mortel, puis ensuite sa clientèle. Désormais, le vampire commençait à "vivre" son immortalité, alors il lui restait quelques belles années devant lui.

" Je vous l'apporterai... quand j'aurais vu comment vous restaurez quelque chose. Je trouverai un autre objet avant de vous proposer celui ci. "

Il y tenait vraiment, et ne pouvait se permettre de le confier à quelqu'un en qui il n'aurait pas pleinement confiance.
Finalement, la conversation bascula sur le créateur de la dame, un vampire visiblement bien peu conscient des règles à suivre lorsque l'on se choisit un descendant ... Silencieux, Juka préféra écouter toute l'histoire, avant d'intervenir. Elle semblait bien remontée contre ce vile lâcheur, et il y avait de quoi, non seulement il ne l'avait initiée à rien du tout, mais en plus s'était permis de la voler, pour finalement l'envoyer à Ake no Roji. Cela rendit le marchand d'esclaves assez perplexe, mais il fut tiré de ses pensées par le rire bruyant de la femme, qu'il chassa d'un geste embarrassé de la main, il n'apppréciait qu'à petite dose les personnes trop expansives.

" Si vous pouvez me décrire l'objet qui vous a été volé, peut être pourrais-je vous dire s'il fait partie de ma clientèle... En tout cas, je comprends maintenant votre... absence de finesse et l'aspect très humain de votre attitude... vous ne savez donc ... rien de notre nature, à part ce qu'il vous faut manger ? Vous connaissez vos pouvoirs, au moins ? "

Songeur, il se dit qu'il pouvait au moins la rassurer sur un point.

" Ake no Roji est sans doutes la ville la plus agréable pour notre espèce, puisque nous y sommes dominant, et qu'ici il ne nous est pas nécessaire de nous cacher, bien au contraire. La nourriture abonde et certain mortels sont mêmes ravis de vous servir de dîner, dans les hosts clubs et même au détour d'une ruelle... Pour le reste, il y a toujours les meurtres, ou ma boutique, qui fournis des compagnons plus ou moins dressés selon le désir de chacun ... "

Lorsque Juka lui dit qu’il lui trouverait un autre objet à réparer avant de lui confier son précieux bijou, afin de tester son habileté, elle haussa les épaules, l’air de dire : « Comme vous voudrez, peu m’importe. » Elle pouvait comprendre l’attachement qu’il éprouvait pour ce bijou et ses raisons pour ne pas le confier au premier venu. Non seulement cela lui donnait l’occasion de faire ses preuves et de se forger une réputation, mais elle pourrait également lui facturer deux prestations !

Par contre, elle ne comprenait pas sa remarque déplacée sur son absence de finesse. Pour qui se prenait-il à la fin ? Un marchand d’esclave plus « fin » qu’elle ? ll n’aurait pas été son voisin, elle l’aurait fait déguerpir à coup de pieds aux fesses s’il le fallait. Elle se sentait blessée dans sa féminité. Mais elle se retint car il lui donna de précieuses indications, qui pourraient bien lui servir.

Si elle était venue à Ake no Roji, c’était parce qu’elle ressentait un profond manque dans la vie qu’elle menait depuis qu’elle avait été transformée. Elle avait essayé de vivre comme une humaine, mais ça ne marchait pas. Elle avait fini par réaliser qu’il lui manquait quelque chose, mais elle ne savait pas quoi. La seule chose dont elle se doutait, c’est que sa vie, sa façon de penser, ses choix, tout devait désormais tourner autour de sa condition de vampire. Il lui fallait libérer tout son potentiel, toutes ses particularités pour s’accepter telle qu’elle était et s’épanouir dans sa vie. Juka semblait disposer d’une certaine sagesse qui pourrait peut-être lui permettre de combler ce manque.

Lorsque qu’il lui fit une description des plaisirs de la ville pour un vampire, elle se demanda l’intérêt de prendre un esclave. À coup sûr, ses clients devaient être une bande de sadiques, de pervers et de fêlés. Elle répondit à sa question. Il semblait consterné par elle.

- Mes pouvoirs ? Le goût du sang m’est venu naturellement. Je me suis bien gardée de prendre des bains de soleil. Mais à part ça… Il m’a bien semblé à plusieurs reprises pouvoir entendre la voix intérieure de certaines personnes, mais je me suis toujours dit que j’avais une imagination trop débordante. De quels pouvoirs parlez-vous ?

Juka n'était pas vraiment quelqu'un de réputé pour son amabilité. Pas qu'il soit spécialement méchant, il n'était simplement pas habitué aux rapports avec la personne autre que dans son commerce. Et ce soir il avait fait un bel effort en venant de lui même à la rencontre de quelqu'un, donc il ne se considérait pas comme étant à blâmer, bien au contraire, Young-ae aurait du s'estimer chanceuse ! Même si elle ne se doutait certainement pas des habitudes du blond.

Comme la conversation tournait sur les pouvoirs, Juka était assez satisfait d'avoir à faire à une vampire plus jeune, à qui son savoir pourrait profiter. Il n'avait jamais crée lui même de descendant, mais puisqu'il aimait jouer les mentors, peut être du fait qu'il passait son temps à dresser des esclaves, il pourrait sûrement prendre plaisir à guider cette jeune vampire dans sa découverte du monde de la nuit. Un petit sourire aux lèvres, il lui répondit donc.

" Oui nous sommes capables de lire dans les esprits mortels et même avec un peu d'entraînement, d'aller fouiller dans leurs pensées, leurs souvenirs. Certain vampires savent même les contrôler. Nous pouvons également parler par télépathie, et tout vos sens ont été décuplés par la transformation, je suppose que ça, vous l'aurez remarqué. "

Juka reposa son regard sur Young-ae, et se décida, tout de même, à se montrer un peu plus courtois.

" Excusez mes paroles peut être un peu trop brutes. Je n'ai pas vraiment... l'habitude de faire le premier pas vers quelqu'un. Pour être honnête, vous êtes la première que j'aborde de cette façon. "

Quelque chose sembla changer dans l’attitude de Juka. Une flamme s’alluma dans son regard et un sourire apparut au coin de ses lèvres. Il lui fit même des excuses pour son comportement brutal. L’aveu qu’il lui fit laissait à penser qu’il n’avait pas pour habitude d’aller à l’encontre des gens naturellement. En même temps, avec ses manières grossières, Young-ae se dit qu’il devait rapidement faire fuir ses interlocuteurs. Elle-même, si elle n’avait pas été dans sa propre boutique… pourtant, il avait un visage qui attirait l’intérêt – à défaut de le rendre sympathique. Une beauté peu banale. Il accrochait les yeux, il donnait envie d’être contemplé, mais on détournait facilement le regard devant son air strict et sa maigreur. Il exhalait de tout son être une impression indéfinissable. On ne savait pas s’il fallait le fuir ou le suivre, mais dans tous les cas il ne semblait pas permis de rester dans une posture d’entre-deux vis-à-vis de lui.

Young-ae relâcha la tension qui s’était accumulée dans ses muscles. Un mouvement imperceptible, mais qui lui donnait un air plus décontracté, plus serein. Elle avait bien remarqué que sa force et ses sens avaient été décuplés, mais d’une façon si faible que ça n’avait pas révolutionné sa vie. Auparavant, des objets qu’elle ne pouvait porter qu’à deux mains, elle les soulevait avec aisance d’une seule. Mais il ne lui était jamais venu à l’idée d’essayer de tordre une barre de fer ou de briser à main nue une planche de bois afin de tester sa force. Son odorat ne lui semblait pas plus développé qu’avant. Par contre, il avait une mémoire phénoménale. Elle pouvait se rappeler de n’importe quelle odeur instantanément et avec une précision impensable. L’odeur du soju de Jeju, celle du vieux soju vendu au village folklorique de Suwon, même celle du pastis, qu’elle n’avait pourtant reniflée qu’une seule fois… En réalité, son odorat était devenu un fardeau, une torture, plutôt qu’un don utile…

- Oui, oui, je l’ai remarqué…, répondit-elle d’un air totalement déprimé.

Elle se reprit :

- Mais dites-moi, nous pouvons vraiment communiquer par télépathie ? Et contrôler les pensées ?

Ça me serait très utile pour inciter de potentiels clients à acheter mes bijoux, pensa-t-elle en riant intérieurement.

- Vous seriez capable de m’enseigner tout cela ? Bien sûr, en contrepartie, je me rendrai utile et vous pourrez compter sur moi.

Elle dit cela trop vite, sans même y penser et regretta ses paroles à l’instant même où la dernière syllabe sortit de sa bouche. Tout cela pourrait la mener bien trop loin…

Comme la conversation était revenue vers un sujet plus léger, et plus intéressant en tout points pour Juka, il avait estimé juste de détendre l'atmosphère par quelques excuses qui lui semblaient plus que de rigueur. Il avait été assez injuste avec elle, la jugeant d'un simple regard sur sa boutique, et reconnaissait qu'il n'avait pas à faire ça. La télépathie ... Juka était étonnée qu'elle n'en ait pas encore fait l'essai, c'était presque la base pour tout vampire, sans compter la force et la vitesse ainsi qu'une meilleure vision.

" Si je le dis, quelle raison aurais-je de mentir ? "

Pour accompagner ses paroles, il décida d'employer cette même télépathie.

Ce n'est pas vraiment difficile ... tant que la personne face à vous ne ferme pas son esprit. Vous pouvez lire les pensées des mortels, mais pas celles des autres vampires. Et avec de l'entraînement je suppose que l'on peut contrôler l'esprit humain mais... je n'en ai jamais fait l'essai moi même.

" Je serais mal placé pour vous l'enseigner. "

Ce qui avait un petit côté dommage, étant donné la proposition que la jeune vampire venait de lui faire...

Young-ae entendit la voix de Juka résonner dans sa tête. À l’instant même, c’est comme si elle avait acquis cette compétence. Peut-être était-ce là la façon dont l’héritage des vampires se transmettait : il suffisait d’expérimenter certaines choses avec un vampire plus âgé pour les maîtriser. Young-ae essaya à son tour :

Intéressant. Je ne vois pas trop l’utilité de ce pouvoir, mais je saurai m’en servir astucieusement lorsque l’occasion se présentera !

Elle se rendit sur le seuil de sa boutique et observa les passants. À cette heure, il n’y avait pas grand monde. Un homme passa rapidement. Elle essaya de deviner ses pensées, en ayant l’intuition qu’elle pourrait y arriver en se focalisant sur sa nuque, mais n’y parvint pas.

- Je crois que je manque d’entrainement… Ou alors cet homme est un vampire.

Elle fit une pose, levant les yeux au ciel.

- Dites-moi, si je vous ouvrais mes pensées, vous pourriez les lires ?

Young-ae avait prononcé cette phrase de dos. Elle se retourna, les yeux légèrement embués par l’émotion. Les bras raidis le long du corps, elle n’attendit pas sa réponse :

- Juka, je souhaiterais vous demander une faveur, vous qui devez en connaître beaucoup sur cette ville et voir passer bien du monde. Il y a un homme… non, un vampire, que je souhaite retrouver. Je vous en ai parlé tout à l'heure. Je sais qu’il est dans cette ville, ou du moins qu’il y réside régulièrement. Je ne me rappelle pas très bien de son visage, mais il doit porter un bracelet ancien constitué de pierres rondes, des rubis bruts, et de métal noir. Ce bracelet est unique. Il a plus de deux cents ans, alors qu’on ne savait pas fabriquer de métal noir à l’époque, ce qui en fait une pièce d’exception, bien que sa valeur marchande ne soit pas si élevée. C’est ma seule piste pour le retrouver, et je suis sûre que je le reconnaîtrai si je le croise. Pouvez-vous m’aider ?

A l'origine, le vampire qui décidait de se créer une descendance avait pour mission d'enseigner à son "enfant" les bases de la vie d'un être des ténèbres avant de le séparer. C'est pourquoi le plus fréquemments, on pouvait rencontrer des paires de vampires, un jeune et un plus âgé, l'élève et le maître qui ne se quittaient pas pendant une centaine d'années avant que leurs routes ne se séparent finalement. Toutefois il arrivait que d'autres fois, les créateurs soient des êtres plus mesquins, visant à gâcher une vie humaine, ou simplement créer pour s'amuser... Et dans ces cas là, quelques jeunes vampires se retrouvaient livrés à eux mêmes jusqu'à rencontrer une personne comme Juka, férut d'éducation, qui ne prenait plaisir que dans le partage de ses connaissances. On peut dire donc que Young-ae n'était pas mal tombée avec lui, car malgré son caractère au premier abord, désagréable et froid, il n'était pas une personne mauvaise ...

Il regarda la jeune vampire s'approcher de la sortie pour sonder les passants, Juka eut un petit sourire en la regardant faire.

" Ce n'est qu'une question d'entrainement, je vous aiderai, si vous le voulez. "

Elle lui posa ensuite une question à laquelle il eut à peine le temps d'ouvrir les lèvres pour répondre, qu'elle avait déjà enchaîné sur autre chose -ah les femmes !- ... Ainsi Juka se tut, écoutant avec attention ce qu'elle avait à dire, avant de croiser les bras pour hocher la tête d'un air songeur... Il n'avait pas souvenir d'avoir vu un tel homme franchir la porte de sa boutique, mais à en croire la description, il n'avait pas l'air d'être du genre à se traîner un esclave... Quelqu'un de plutôt brut, sans foi ni loi qui s'était permis de dérober à une femme ses biens les plus précieux, non seulement l'objet dont elle parlait, mais sa vie, en plus...

" Je ne sais pas vraiment ce que je pourrais faire... A moins de le croiser, mais, pourquoi pas, j'en parlerai à mes hommes, au cas où, et nous tâcherons de le retrouver. Ce qu'il vous à fait, à mes yeux, est impardonnable sur bien des points... "

- Merci.

Young-ae se contenta de répondre simplement par un mot, sans même sourire. C’était peut-être le remerciement le plus sincère qu’elle avait prononcé depuis sa naissance.

Bien qu’elle ne voulût pas se l’avouer, le fait que son créateur l’ait lâchement abandonné avait ouvert, ou révélé, une faille en elle, qui affectait nettement sa confiance en elle. C’était comme si un défaut de fabrication s’était révélé dans son cœur, et depuis bientôt deux ans il s’empirait de plus en plus. D’abord, Young-ae avait eu quelques doutes sur son physique, sa capacité à séduire, qu’elle avait balayés du revers de la main. Mais ceux-ci revenaient sans cesse, dès qu’elle s’accordait quelques minutes de réflexion sur tout et sur rien. Et un jour, ils revinrent encore plus dérangeants, s’accrurent, cette fois accompagnés de problèmes plus existentiels sur la façon dont elle menait sa vie. Elle qui se flattait autrefois d’être une atypique, libre de ses choix et suivant ses envies de façon très satisfaisante, elle peinait désormais à imaginer où elle allait, en quoi ce qu’elle avait déjà vécu était bénéfique pour elle. Le doute, toujours plus fort et une certaine culpabilité rongeaient maintenant son esprit jusque dans son sommeil. À quel point avait-elle pu être odieuse avec son entourage ? Comme un chapelet que l’on égraine lentement, les reproches arrivaient à la file et s’attaquaient à la moindre parcelle de son passé. Jusqu’au jour où il lui apparut évident que sa personne toute entière, ses choix, sa personnalité, son passé, ses qualités et ses défauts étaient minables de la tête aux pieds. De femme forte qui savait prendre tout ce qui se présentait sur son chemin où elle voulait et quand elle voulait, Young-ae en finissait presque par développer un complexe d’infériorité. Mais elle n’était pas née de la dernière pluie. Young-ae était une crevarde, une vraie, une rare. Elle avait la peau dure et la dent aiguisée – au sens propre comme au figuré – et sa reconstruction personnelle passerait sans doute par le quart d’heure de souffrances qu’elle infligerait à son créateur.

Young-ae n’y avait jamais pensé comme à une thérapie, mais le fait que Juka, qui semblait avoir le bras long, puisse peut-être lui apporter ce vampire sur un plateau d’argent provoqua comme une secousse en elle. Ses doutes, ses pensées sombres qu’elle cachait au plus profond de son être, qu’elle ne laissait ressortir que dans l’intimité de la solitude, elle pourrait les tuer en libérant ses pulsions les plus primaires. Elle se força à rire mais le cœur n’y était pas vraiment.

Elle se concentra pour parler à Juka par télépathie :

Vous savez, peut-être que je devrais remercier cet homme. J’ai été bien punie pour l’existence d’humaine que j’ai menée. Autrefois, j’ai moi-même abandonné quelqu’un. Quand j’habitais encore à Jeju, une grande île au sud de la Corée, je me suis mariée avec un homme qui me semblait assez correct. Je n’avais pas été très regardante. Il faut dire qu’à cette époque je menais une vie assez dissolue. Je n’ai pas su faire face à mes responsabilités et je me suis enfuie, l’abandonnant avec son affreuse mère qui me tapait sur le système. C’est drôle, mais j’ai vécu un peu moins de deux ans avec lui. J’ai mis un peu moins de deux ans pour me décider à quitter ma vie d’humaine et venir ici quand je suis devenue vampire. On dirait qu’on répète les erreurs du passé : je tarde toujours autant à prendre les décisions qui s’imposent !

Le merci de Young-ae contrastait beaucoup avec le reste des paroles qu'elle avait pu prononcer depuis l'arrivée du marchand d'esclaves dans sa boutique. Il n'était accompagné d'aucun rictus mesquin, d'aucun sourire forcé, il semblait simple et sincère, bien que Juka se permettait de n'émettre aucun jugement tant qu'il n'avait pas la certitude d'avoir cerné son interlocutrice. En l'occurence il ne la connaissait pas assez pour pouvoir établir si elle était sincère ou non, simplement parce que ce mot avait l'air prononcé différement... Par la suite, lorsquelle se mit à rire, Juka ne fut pas sûr de savoir comment prendre cette pulsion soudaine, puis vinrent les explications, et par télépathie.

Contre toute attente, il eut même le droit d'apprendre une part de l'histoire de cette femme au comportement si singulier, ce qui l'avait mené jusqu'ici , mais plus encore, qui elle avait été par le passé, comme si le dresseur d'esclaves qu'il était pourrait voir un quelconque intérêt à connaître son récit... Peut être avait elle simplement ressenti le besoin de se confier à quelqu'un, mais il était surpris d'avoir été la personne choisie ...

" Ma réponse vous paraîtra peut être idiote, mais comme on dit, mieux vaut tard que jamais. En outre, deux ans sur la vie d'un vampire, dans quelques décénnies vous réaliserez que ce n'était qu'une infime période ... "

Deux années contre l'éternité ? On ne pouvait pas vraiment qualifier ça de "tard" ...

" Donc, vous comptez continuer à vivre comme une mortelle ..? A vendre vos bijoux, et c'est tout ? Mis à part votre quête de vengeance, vous n'avez pas... l'impression que vous pourriez changer de vie ? "

Il était un peu mal placé pour parler ainsi, lui qui avait longtemps choisi de ne vivre que pour son travail ... mais ... jusqu'ici, il n'avait jamais rencontré personne qui soit de son avis.
Tout en parlant, il faisait un peu le tour de la boutique, de façon à s'occuper le regard plus qu'à la recherche de quelque chose de concret. De temps à autres, son regard s'attardait sur un objet, avant qu'une autre bricole n'attire son attention.

A la question de Juka, Young-ae écarquilla les yeux. En effet, elle n’avait jamais pensé à changer de vie. Elle se reprit et chassa d’un geste de la main les éventuels doutes qui pourraient l’assaillir. Elle fit le tour de son magasin, laissant son regard vagabonder sur les étalages, la main droite enserrant son poignet gauche dans une pose de contentement.

- Non, je n’en ai pas l’impression. Regardez ces bijoux. Voyez ces pierreries, ces métaux précieux. Admirez cette orfèvrerie délicate, et même ces contrefaçons raffinées. L’or a été fondu il y a des millénaires pour faire ces bagues. Elles ont été portées durant des générations, conservées précieusement, volées, refondues, changées en barres, monnayées. Elles ont été tachées du sang d’hommes avides d’argent et de pouvoir, ont transitées par bien des mains, ont été changées à nouveau en bijoux, admirées, insultées, mises en valeur sur les plus belles mains, cachées jalousement durant des dizaines d’années dans des boîtes luxueuses, ou alors sous un matelas miteux. Et ces pierres précieuses, extraites à la sueur et au sang de dizaines d’hommes, de femmes et d’enfants. Elles ont traversé les océans, les airs, été choyées par des mains habiles qui ont su révéler leurs beautés cachées, convoitées, portées, elles ont fait naître les envies et les frustrations, servies de monnaie d’échange contre des faveurs obscènes, et que sais-je encore.

Elle se tourna face à son interlocuteur pour le sonder droit dans les yeux, et tenter de trouver une réponse sincère à sa question :

- Même en tant que vampire immortel, pourrais-je vivre, ne serait-ce que la moitié de ces pérégrinations, joyeuses ou tristes ?

Elle se tut un instant, un sourire énigmatique au coin des lèvres.

- Je ne le crois pas. Voilà pourquoi je continuerai à vouer ma vie et mon temps à mon travail et à mes humbles loisirs personnels sans prétentions. Être un intermédiaire dans la vie de ces bijoux, les confier aux bonnes personnes, les modifier, en créer, faire ressortir leur âme propre et leur personnalité, telle est ma source de satisfactions dans la vie.

Juka était un peu mal placé pour demander à un autre vampire ce qu'il comptait faire de sa vie, lui qui avait simplement lancé son affaire dans l'esclavage parce qu'il n'avait jamais rien connu d'autre que ça, et qui poursuivait ce métier quand bien même tout cela le fatiguait ... Il en avait souvent assez et rêvait de s'arrêter pour se lancer dans quelque chose de plus enrichissant, de plus intéressant, mais en se souvenant la promesse qu'il s'était faite de donner à ces gamins des rues une chance de se faire adopter, d'avoir une meilleure situation que celle de vivre dans une ruelle le temps de se faire dévorer ou ronger par la maladie et la drogue, il revenait vite à la réalité, et se disait que son travail n'était pas si inutile, pas si ingrat, quand on avait sa vision des choses.
Young ae aussi, semblait savoir défendre son emploi, et son discours fut un vrai petit voyage pour l'esprit éveillé de Juka. Il s'imaginait chaque chose qu'elle disait, lui qui ne connaissait rien d'autre que son petit univers, et finit par hocher doucement la tête, approuvant son raisonnement.

" Il ne fait aucun doute ... Qu'une vie d'immortel ne saurait être si bien exploitée. Vous faites un beau métier, au dela des apparences ... "

Oui, car à regarder la boutique au premier abord, il avait été bien loin de pousser autant son raisonnement. Mais la dame savait défendre son opinion, et c'était quelque chose que le vampire appréciait particulièrement.

" C'est agréable de vous écouter en parler, je tiens à le dire ... "

Et pour couronner le tout, cette tirade l'avait convaincu à propos du bijou qu'il hésitait à lui confier, il savait maintenant que sous ses airs d'arnaqueuse, elle avait tout de même du talent, et une réelle motivation.
Songeur, Juka passa les doigts sur un collier de pierres aux formes un peu brutes. Et il se mit à réfléchir... quel genre de personne pouvait bien porter une horreur pareille ?

" Vous devez voir passer de tout ... "

Juka sembla s'intéresser à un bijou.

- Oui, en effet. Par exemple, le collier que vous regardez, on pourrait imaginer son chemin. A vrai dire, je l'ai récupéré chez un brocanteur. Je le trouve particulier.

Elle s'approcha, le prit entre ses doigts et le porta à hauteur d'yeux, en le faisant légèrement pivoter pour que son interlocuteur puisse plus facilement l'examiner.

- D'après ce que j'ai pu en apprendre du brocanteur, il appartenait à un vieux moine qui prenait soin d'un petit temple dans des collines peu habitées. Je l'ai ramené avec moi de Corée. A sa mort, sa famille éloignée est venue récupérer ses effets et les a vendus. Petit à petit, comme plus personne ne s'en occupait, le temple est tombé en ruine, et désormais plus personne ne se souvient de son histoire. J'y suis allée une fois par curiosité. J'ai eu du mal à le trouver. La végétation et les animaux avaient pris possession du lieu, le mobilier était en piteux état, les peintures murales avaient perdu leur éclat et leur beauté. Pourtant, il se dégageait une sérénité de cet endroit comme j'en ai rarement vu. Quand vous observez longuement ce bijou, vous ressentez quelque chose de bizarre. Moi, ça me donne presque des envies de meurtre, comme si ce bijou était démoniaque. Peut-être que le vieux moine est un meurtrier qui se cachait dans la campagne pour échapper à la justice. ou peut-être qu'il est coincé sur terre sous forme d'esprit et qu'il en veut à sa famille de l'avoir abandonné et de ne pas s'être occupé de son temple... Regardez attentivement. Ne sentez-vous pas son aura maléfique ?